Éthique

Éthique et numérique


Le numérique reconfigure l’intégralité de nos pratiques, de nos savoirs, de nos capacités. Quelles sont les implications éthiques de ces transformations ? Entretien croisé avec Claude Kirchner et le père Frédéric Louzeau.

Pourquoi définir une éthique du numérique ?

Claude Kirchner : Le numérique n’est pas un assemblage technique et matériel, neutre et sans effet, il reconfigure l’intégralité de nos pratiques, de nos savoirs, de nos sociétés ou de nos institutions. Peut-on se limiter uniquement aux questions de surveillance, de responsabilité, d’algorithmique ou d’anonymat lorsqu’on essaie de penser une « éthique du numérique » ? Qu’en est-il des nouveaux savoirs produits par le numérique et des actions inédites qu’il favorise ? Dans quelle mesure les capacités offertes par le numérique – calculs à large échelle, corpus de données, apprentissage machine, modèles de raisonnement – modifient-elles nos capacités d’investigation et par conséquent les bases mêmes de nos réflexions éthiques ?

Frédéric Louzeau : Pour Aristote, l’éthique est la réflexion sur l’action humaine en vue du bien agir dans la cité. Chez les Romains, elle renvoie à « l’humanité », c’est-à-dire l’amitié mutuelle entre les hommes, la bienveillance et la sociabilité. Pour la Bible, l’éthique désigne d’abord la vie selon les commandements divins, puis la vie dans l’Esprit, qui est amour dans le rapport à Dieu, à autrui et à soi.

C. K. : Ce qui est essentiel, c’est de donner à chacun la capacité de réfléchir aux conflits entre hiérarchies de valeurs. Un exemple typique de dilemme éthique concerne la conception des algorithmes de contrôle des véhicules autonomes. En effet, les choix que doit faire le concepteur d’un tel système amènent à expliciter les valeurs et à réfléchir sur leur hiérarchie.

Le numérique suppose-t-il une nouvelle définition des valeurs et des responsabilités ?

F. L. : Si l’éthique est une forme d’enquête sur l’humain, il en ressort qu’elle aussi doit être affectée par le numérique puisque celui-ci modifie l’idée que l’homme se fait de lui-même.

L’entrée dans une « terre inconnue » nécessite une nouvelle cartographie des domaines d’humanité et des voies sans issue, comme Robinson entame, non sans hésitation, une exploration progressive et méthodique de l’île, lui permettant d’inventorier ses ressources et d’en dresser une carte, puis de la cultiver.

C. K. : La nouveauté des sciences, technologies et usages du numérique modifie fortement nos façons de penser l’éthique ; l’informatique nous permet maintenant de commencer à modéliser la notion d’intelligence, au cœur même de la notion d’humanité.

Mais, comme Gilles Dowek l’a présenté lors de notre journée, le numérique nécessite également une éthique de tous les jours pour permettre aux professionnels comme à tous les usagers de comprendre les implications de leurs actions. Enfin, c’est l’éthique elle-même qui devient un sujet influencé par le numérique : peut-on modéliser par exemple les notions de valeurs, de dilemmes ou de conflits, de réflexions éthiques ?

Pourquoi la théologie peut-elle nous aider à penser ce rapport entre éthique et numérique ?

F. L. : Au moment où le droit maritime faisait son apparition, certains avaient tracé une ligne imaginaire dans la mer, au-delà de laquelle tout était supposé permis puisqu’il n’y avait personne. Dans le numérique, nous ne sommes jamais seuls. Chaque « acte numérique » est public. On voit ici à quel point la responsabilité humaine est modifiée puisqu’elle est intensifiée et étendue à toute une série d’actes jusque-là privés.

L’intériorisation d’une telle caractéristique est un défi. Elle peut être éclairée par l’expérience biblique pour laquelle tout acte, et même toute pensée, se déroule toujours « en présence de ». Comme le dit un psaume très connu : « Seigneur, tu m’as scruté et tu connais, tu connais mon coucher et mon lever ; de loin, tu discernes mes projets ; tu surveilles ma route et mon gîte, et tous mes chemins te sont familiers » (Psaumes 139, 1-3).

Ne serait-il pas nécessaire d’étendre les compétences du CCNE aux technologies et aux innovations numériques ?

C. K. : Les questions d’éthique posées par le numérique nécessitent une réflexion collégiale approfondie, à la fois réactive aux évolutions extrêmement rapides et de long terme. Un comité consultatif d’éthique dédié au numérique aiderait l’État à légiférer, mais permettrait aussi à chacun d’investir pleinement cette nouvelle culture.

*CCNE : La France a été le premier pays à avoir créé, en 1983, un Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Sa mission est de soulever les enjeux éthiques des avancées de la connaissance scientifique dans le domaine du vivant et de susciter réflexion et débat au sein de la société.