Humanisme numérique
« Affectés, nous devenons libres ; libres, nous demeurons affectés »
Le P. Olric de Gélis, directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins, apporte son regard de théologien sur l’éthique des affects numériques, sujet du hors-série d’une recherche du département Humanisme numérique du Collège des Bernardins.
« Nous avons de la matière une idée plus confuse encore et moins utilisable que celle que nous avons de l’esprit »
Charles Péguy, Pensées, 1934.
C’est armé de cet avertissement de Charles Péguy qu’on peut comprendre l’ampleur de la tâche que s’efforce d’esquisser ce hors-série consacré aux « affects numériques ».
L’affect est une matière obscure dont, sans doute, l’esprit se distingue, mais sans laquelle l’esprit ne peut prendre son essor, hors de laquelle le même esprit ne peut vivre davantage. Il est cette somme de virtualités grâce auxquelles l’esprit se gagne en se déprenant d’elles ou en se reprenant sans cesse sur elles (et par là, sont acquises idéalité, conscience de soi, liberté et responsabilité) ; mais il est aussi cette virtualité difficilement préhensible ou modifiable qui jamais ne lâche l’esprit, le rappelant à des inerties, des habitudes et des penchants de toute sorte.
Sonder la singularité humaine
Affectés, nous pensons et devenons donc libres ; mais libres, nous demeurons affectés. Voilà pourquoi l’étude qui décide de scruter le rapport que nos affects entretiennent avec le numérique se promet un objet à la fois fondamental et urgent. Car il y est question, en définitive, de la singularité humaine, libre et consciente. Il s’agira de savoir si, alors même que les machines s’offrent au service de cette singularité en l’affectant au passage, celle-ci peut néanmoins demeurer intacte face à elles. Une question d’autant plus complexe que la possibilité de partager cette singularité avec ces machines existe chaque jour un peu plus.
Pour poser le sujet plus simplement : un robot pourrait-il simuler des affects, acquérir une semblance d’homme et dire « je », de telle sorte que son « partenaire » humain lui réponde spontanément, et pour ainsi dire par affection, en lui adressant un « tu » ? Voilà qui motive les réflexions d’éthique et de déontologie. L’homme fait face à une alternative : d’un côté, un puissant outil s’offre à son aide dans un monde toujours plus complexe, de l’autre, cet outil pourrait, peu à peu, maîtriser son usager et provoquer à son propre sujet les méprises les plus folles.
Témoigner de notre temps
Ce hors-série ne sera pas une somme consacrée à cette seule problématique, et nulle réponse définitive ne sera offerte aux questions que l’on se posera inévitablement. Il proposera davantage un status quaestionis au sujet des affects et du numérique : des questionnements exprimés par des chercheurs, des universitaires et des praticiens du domaine.
Avec eux, l’équipe de Gemma Serrano (département Humanisme et Numérique), au sein du pôle de Recherche du Collège des Bernardins, a entrepris d’ouvrir un dialogue pour nourrir sa propre recherche. C’est de ce dialogue, de ces interrogations, ainsi que des inquiétudes et des espérances qu’il relaie, que se laissera entendre ici tout l’écho. Il portera ainsi le témoignage des espoirs et des angoisses, des joies et des tristesses des hommes de ce temps, qui ne sauraient traverser le cœur des chrétiens tout en les laissant indifférents.
Par le dialogue, dessiner l’avenir
Ce hors-série sur les affects numériques produit ainsi la trace de travaux que nous menons au pôle de Recherche du Collège des Bernardins. Depuis plus de dix ans, ce pôle contribue au dialogue que l’Église catholique veut entretenir avec l’homme contemporain au sujet des problématiques qui le touchent au plus près.
Pour que ce dialogue puisse avoir toute la portée qu’il mérite, il doit être l’occasion de croiser des regards de théologiens, d’artistes et d’experts (universitaires et praticiens) sur ces questions qui, en raison de leur complexité, doivent être instruites avec le plus grand soin. De ce dialogue, les théologiens pourront attendre une compréhension plus serrée de cette réalité, ainsi qu’un langage plus ajusté pour la méditer ; et de l’autre côté, artistes, universitaires et praticiens pourront espérer recevoir le témoignage d’une tradition vivante qui sait tirer de son trésor de l’ancien… et du neuf. À cette occasion des relations naîtront, des réseaux d’intérêts, de collaborations se tisseront et des amitiés se scelleront qui pourront contribuer, nous l’espérons, à la quête de sens et à la pacification des débats.
Enfin, la foi chrétienne porte la conviction que tout compagnonnage est également une aventure dans la mesure où l’interaction entre deux peut ouvrir l’espace à un Troisième, apôtre d’un surcroît que nul ne peut circonvenir. Notre espérance la plus grande, en ce sens, c’est qu’avec les protagonistes de cette entreprise chemine le Christ, ce Troisième invité, en lequel se trouvent la réalisation de nos attentes les plus profondes et le critère le plus lumineux de nos engagements d’hommes.
P. Olric de Gélis, directeur du pôle de recherche du Collège des Bernardins
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