Avent 2019
« Il nous faut l’infini fini ! »
Maurice Blondel, L'Action
Sœur Marie-Aimée des Fraternités Monastiques de Jérusalem, chargée d'enseignements au Collège des Bernardins et à l'Institut catholique de Paris et doctorante en philosophie, vous invite à méditer le texte de Maurice Blondel
Aujourd’hui je vous propose de prier avec un texte philosophique. N’est-ce pas un étrange défi ? Penser, méditer à l’aide des philosophes, on le comprend aisément, mais prier ? Et pourtant c’est possible, à partir du moment où la philosophie redevient ce qu’elle est : un « amour de la sagesse », une contemplation de la vérité, dont la beauté fragile s’offre en des linéaments et des détours qui en font tout le charme, car ce qui est humain ne saurait se donner d’une manière froidement rectiligne. C’est Maurice Blondel (1861-1949) qui s’invite ici pour nous faire entrer dans l’émerveillement de cette soif d’infini qui nous taraude à chaque action que nous posons. Certes, nous nous heurtons à notre finitude d’emblée, et seul celui qui consent pleinement à ses limites est véritablement un homme. Mais nous sentons bien, dit Blondel, qu’il y a plus, non en l’effort vain de transgresser à tous prix cette finitude, mais en la contemplation étonnée de son envers, cette présence de l’infini, si autre, qui nous interpelle et nous étreint.
Descartes l’avait si bien pensé, dans la IIIème de ses Méditations métaphysiques, cette idée de l’infini en nous qui ne peut pas venir de nous, qui est trop grande pour nous, et qui prouve, ou plutôt, fait éprouver, à sa manière, l’existence de Dieu. Mais Blondel va plus loin encore, en découvrant que cet infini doit pouvoir rejoindre notre finitude pour être crédible, et même seulement raisonnable.
Tout le mystère du Dieu incarné peut se lire en filigrane dans son cri : « Il nous faut l’infini fini ». On croirait entendre Isaïe le prophète : « Oh Seigneur ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais ! » (Is 63, 19). Or Blondel voit que, si assurément l’infini nous est présent malgré notre impuissance - nous en avons l’idée, nous le désirons, nous l’éprouvons comme le corrélat incognito de nos actes pleinement humains – il nous l’est surtout à même cette impuissance, dans cette « petitesse » qui nous caractérise. Tout entier donné à même le signe le plus insignifiant. Le nouveau-né de la crèche, le condamné sur la Croix, le Pain consacré de l’eucharistie ne diront pas autre chose. Voilà son « infinie grandeur » et son éclat qui ne peut que nous fasciner et tout illuminer d’une lumière nouvelle. Ce que l’étoile de Noël nous indique silencieusement dans son scintillement fragile lui aussi, et si fort à la fois. Mais laissons Blondel le dire mieux que moi…
Seigneur, tu es le Dieu infini qui a rejoint notre finitude, ta condescendance ne fut pas à-demi. Toi, l’Infini fini, tu nous as tout donné lorsque que tu as tout pris de nous. Béni sois-tu pour ta présence à même notre insignifiance : elle est notre grandeur, notre dignité, notre joie infinie !
L'Action de Maurice Blondel
L’idée de Dieu (qu’on sache ou non le nommer) est l’inévitable complément de l’action humaine ; mais aussi, l’action humaine a pour inévitable ambition d’atteindre et d’employer, de définir et de réaliser en elle cette idée de la perfection. […] Quelle étrange exigence ! C’est parce que j’ai l’ambition d’être infiniment que je sens mon impuissance : je ne me suis pas fait, je ne peux ce que je veux, je suis contraint de me dépasser ; et, en même temps, je ne puis reconnaître cette foncière infirmité qu’en devinant déjà le moyen d’y échapper par l’aveu d’un autre en moi, par la substitution d’une autre volonté à la mienne. […]
D’un mot, il y a un infini, présent à tous nos actes volontaires, et cet infini, nous ne pouvons par nous-mêmes le tenir dans notre réflexion ni le reproduire par notre effort humain. Pour le saisir et le produire comme nous le voulons, il faut donc que ce principe secret de toute action se livre à nous sous la forme même par laquelle nous pouvons entrer en communion avec lui, le recevoir et le posséder dans notre petitesse.
Il nous faut l’infini fini ; et ce n’est pas à nous de le limiter ; sinon nous le rabaisserions à notre taille ; c’est à lui seul de se mettre à notre portée et de condescendre à notre exiguïté pour nous exalter et nous élargir à son immensité. Encore une fois, la réalité de ce don reste, il est vrai, hors des prises de l’homme et de la philosophie ; mais c’est l’œuvre essentielle de la raison d’en voir la nécessité […]
Et voilà pourquoi nous sommes toujours tentés de nous étonner et presque de nous scandaliser à la vue d’un signe contingent qui prétend exprimer la réalité nécessaire, d’un acte relatif et transitif qui se donne pour absolu, de quelque chose qui doit contenir tout. Il vaudrait mieux, semble-t-il, que ce ne fut rien d’apparent. Mais, si le précepte vient, ainsi que la raison même l’exige, d’une source autre que la volonté de l’homme, alors l’étonnement doit cesser : l’infinie grandeur peut s’accommoder à notre infinie petitesse ; le divin est plus qu’universel, il est particulier à chaque point et tout entier en chacun ; s’il se donne à tous comme la manne qui avait tous les goûts, c’est sous la forme la plus accessible et la plus humble, parce que dans cette dégradation sublime, sa bonté et sa dignité exigent qu’il ne nous condescende pas à demi. Plus le symbole sera peu de chose au regard des sens, plus il répondra aux exigences de la raison et du cœur. Son éclat ne peut être que d’un point, comme l’étoile dont le rayon, hors d’une mince ligne de lumière, semble laisser l’Océan dans l’ombre, et qui pourtant illumine l’immensité des flots, puisque, d’où qu’on regarde, l’œil est guidé à sa clarté.
Maurice Blondel, L’Action (1893), Paris, PUF, 1993, pp. 354 et 418-419