Magazine du Collège des Bernardins été 2020

La Chute d’Icare : comment éviter la tragédie ?


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© Frans Vandewalle

L’original est perdu et on ne sait presque rien du tableau conservé depuis 1912 aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, mais personne ne doute que cette extraordinaire composition lui revienne. C’est vers 1558 à Anvers que Pierre Bruegel l’Ancien aurait peint La Chute d’Icare, seul thème mythologique de toute son œuvre, inspiré du huitième livre des Métamorphoses d’Ovide.

Le poète raconte comment Icare et son père Dédale s’enfuient du labyrinthe où le roi Minos les détient prisonniers, en fabriquant des ailes de cire et de plumes. Négligeant la recommandation de Dédale de ne voler ni trop bas, ni trop haut, grisé par le vol à l’air libre, Icare s’écarte de son guide et s’approche du soleil. La cire fond, Icare est précipité dans la mer. Son père ne retrouvera de lui que des plumes à la surface des flots. 

Icare au second plan

Il faut une certaine perspicacité au spectateur pour comprendre que cette vaste composition panoramique illustre le mythe d’Icare, car celui-ci en est singulièrement absent, ainsi que Dédale. L’ironie de Bruegel réside dans une composition où Icare se noie dans l’indifférence générale. Où est-il ? Pourquoi ne le voit-on pas traverser majestueusement ce vaste ciel, déployant ses ailes tel un oiseau paradisiaque, lui l’homme volant, aussi fabuleux qu’un dieu ? Le cosmos tout entier resplendit sur cette toile, dans un panorama en vue plongeante. Icare n’y aurait-il pas sa place ?

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Détail de La Chute d’Icare d’après Pierre Bruegel l’Ancien, vers 1558, huile sur toile, 73 x 112 cm, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Original disparu, connu par deux copies conservées à Bruxelles.

C’est un simple laboureur qui occupe le premier plan. Son surcot rouge capte le regard. Ce travailleur consciencieux n’obéit-il pas aux lois de l’univers ? Il est l’exemple même de celui qui accepte son destin, qui s’y soumet humblement. Il féconde la terre, porte du fruit, réalise le projet divin. Sur la gauche, une épée et une bourse posées à terre illustrent le proverbe « épée et argent requièrent mains astucieuses ». Allusion au laboureur persévérant, fidèle et rigoureux qui voit son travail récompensé par des pièces sonnantes et trébuchantes. Derrière lui, un berger scrute le ciel, appuyé sur son bâton. Cherche-t-il Dédale dans l’azur transparent, comme le montre la deuxième copie du tableau, conservée au musée Van Buuren de Bruxelles ? 

Le rire de la perdrix

À droite, la perdrix, symbole de tentation au Moyen Âge, est l’incarnation du neveu de Dédale dans Les Métamorphoses. Son regard n’est pas attiré par le drame, elle surveille un pêcheur tirant sa ligne, tandis que, sur le navire à l’arrière-plan, on s’affaire à tendre les amarres. L’humanité est à sa tâche : elle laboure, elle fait paître, elle pêche, elle commerce… La voilà garante de la bonne marche du monde, telle que Bruegel l’entend.

Ce n’est que dans un second temps, à droite, en contrebas de la falaise, que l’on découvre les deux jambes nues qui s’agitent au milieu des flots : Icare se noyant. 

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Détail de La Chute d’Icare d’après Pierre Bruegel l’Ancien. Tandis qu’il construit un monument à la mémoire de son fils, Dédale endure les gloussements d’une perdrix, avatar de son neveu qu’il avait précipité dans le vide et que la déesse Athéna avait transformé en oiseau. On retrouve la perdrix ici, à côté du pêcheur, le regard détourné du héros déchu.

Ce fatal « désir de ciel »

Pourtant, quelle formidable avancée technique pour l’humanité de fabriquer des ailes pour voler ! Quelle audace, quelle ingéniosité, quel rêve devenu réalité ! La liberté à peine retrouvée d’Icare s’est perdue dans la démesure, l’insolence humaine de vouloir égaler les dieux, l’hybris.

N’y avait-il pas un autre choix à faire pour le nécessaire progrès du monde ? Par le choix de la « non-puissance » dont parle le philosophe Jacques Ellul, qui consiste à accueillir l’innovation technique en refusant la toute-puissance, Icare aurait évité la double tragédie de l’égoïsme et de l’indifférence, un naufrage pour l’humanité. Dans les deux tableaux La Tour de Babel peints par Bruegel en 1563 et en 1568, allégoriques de l’empire international des Habsbourg, les desseins humains, poussés par l’orgueil et la fierté, échouent également dans leur élan vers le divin.

À l’heure où les plus grandes puissances engagées dans la mondialisation sont mises à mal par un virus, où l’humanité entière est menacée, ne faut-il pas voir dans ces représentations une question urgente et essentielle : comment mieux collaborer pour éviter la chute ?

Mélina de Courcy, diplômée de l’École du Louvre, professeure d’histoire de l’art au Collège des Bernardins