Magazine du Collège des Bernardins printemps 2021

La liberté : indépendance ou engagement ?


Pour le philosophe antique, seul le sage est un homme libre. Pour nos contemporains, la possibilité de faire « un choix qui plaît » est liberté. Retour rapide avec Jacques Ducamp sur les pensées philosophiques qui ont tantôt fait de la liberté une indépendance, tantôt un engagement.

La question fondamentale qui a traversé la pensée de la liberté est celle de son mouvement : consiste-t-elle en une prise d’indépendance vis-à-vis de, ou en un engagement vers ? 

Le monde antique : une dichotomie de la liberté

Les philosophes antiques pensaient que l’homme libre est l’homme accompli : c’est celui qui utilise sa raison pour se tourner vers le bien. Il parvenait ainsi à l’actualisation heureuse de ses potentialités dans un monde bien ordonné, où chacun a un rôle à remplir. Toutefois, il existe chez eux un paradoxe. D’une part, les Grecs reconnaissaient que l’homme est un être sociable, « un animal politique » disait Aristote, et donc ils affirmaient la nécessité de vivre dans une cité pour devenir pleinement homme. Mais d’autre part, ils voyaient dans l’autosuffisance et la vie autarcique un idéal de sagesse.

Le christianisme réconcilie des libertés paradoxales

Parce qu’il pouvait accepter ou refuser l’Alliance que Dieu a établie avec son peuple, le peuple hébreu affirmait déjà l’existence d’une liberté de choix susceptible de changer la face du monde. C’est ainsi qu’Adam et Ève ont pu désobéir à l’interdit divin. 

Le christianisme, à travers la figure de saint Augustin, propose une synthèse de la pensée philosophique antique et de la révélation judéo-chrétienne en distinguant le liber arbitrium, ou liberté de choix, et la libertas, ou liberté d’accomplissement.

L’humain disposerait donc d’une liberté de choix : c’est ce qui fait qu’il est responsable de sa vie. Mais selon le choix qu’il effectue, il peut soit s’accomplir soit s’aliéner. Saint Thomas d’Aquin approfondit cette notion en affirmant que l’homme doit participer librement à la formation de son humanité. Pour cela, il reprend la définition de l’homme comme être sociable dont l’épanouissement personnel ne peut se réaliser que dans une vie collective harmonieuse et pacifiée. 

Par ailleurs, avec saint Thomas d’Aquin, l’idéal de l’accomplissement de soi a changé car le Dieu judéo-chrétien est lui-même relationnel : il a voulu créer des êtres autres que Lui et capables de bonheur. S’accomplir ne devient alors pos¬sible que dans un lien avec le Créateur, un lien consistant à accepter de vivre conformément à Son dessein. Obéir à Dieu est aussi obéir à la raison humaine. Répondre à sa vocation de créature, c’est s’accomplir. S’accomplir, c’est être pleinement libre.

La liberté chrétienne : ce lien qui s’appelle amour 

Il ne s’agit plus d’opposer une liberté vue comme indépendance à une aliénation que causerait la relation. Bien au contraire, c’est dans le lien à l’autre et au Tout-Autre qu’est Dieu, que l’homme s’enrichit, et dans l’autosuffisance qu’il s’appauvrit.

Nos contemporains sont sensibles au fait de pouvoir choisir sans être conditionnés par des pressions externes mais oublient parfois la leçon des penseurs antiques, qui consiste à se rendre aussi maître des pressions internes. Il ne suffit pas de choisir pour être libre mais il faut encore et surtout faire le « bon choix », celui qui nous libérera en nous ouvrant aux autres et non celui qui nous aliénera en nous repliant sur nous-mêmes.

Puisque l’être plénier qu’est Dieu est, selon saint Jean, « Amour », on peut s’aventurer à dire avec le philosophe personnaliste du XXe siècle Emmanuel Mounier qu’« être, c’est aimer ». Ne serait-ce pas là la liberté suprême du chrétien ? Celle de l’amour de nos frères qui, à l’image de l’amour de Dieu, à la fois suppose notre engagement personnel et permet l’accomplissement de notre vocation profonde, de notre être plénier. Cette vision vient réconcilier la liberté de choix et la liberté d’accomplissement de saint Augustin, en lui donnant toute sa finalité et sa valeur ; saint Augustin dont nous pouvons à présent mieux comprendre et savourer le propos : « Aime et fais ce que tu veux. »

Propos tirés d’un entretien avec Jacques Ducamp, professeur de philosophie au Collège des Bernardins