La « présence réelle » qui révèle le sens


Avis aux confinés : le sens de notre existence ne serait à chercher ni du côté du nombrilisme ni du côté de l’antispécisme, mais dans la possibilité d’un Dieu dont le monde avait exigé qu’il débarrasse le plancher des vaches. Magistrale démonstration de George Steiner, éminent professeur, critique littéraire et philosophe du langage mort à Cambridge à un mois du confinement.

À en croire nos contemporains, le confinement aurait l’avantage de porter à l’introspection : il faut « méditer » pour domestiquer l’ennui, « réapprendre » à vivre avec soi-même. Il encourage aussi à la réflexion sur notre monde : « l’anthropocentrisme absolu, le capitalisme ou la foi dans le progrès n’étaient peut-être pas des modèles aussi parfaits que prévu », finissent par penser certains avec quelques semaines de recul. Entre deux réunions professionnelles sur Zoom, le changement de la couche du petit dernier et un jogging avec attestation après 19h, on s’interroge donc sur le sens de la vie. Et si l’on peine à le retrouver, qui nous rendra ce « sens » visiblement égaré ?

Mort le 3 février 2020, George Steiner a toute sa vie cherché à désigner aux hommes le sens de l’existence à travers celui du langage. Il fallait pour cela contrecarrer tout nihilisme satisfait, tout déconstructionnisme content de lui. Or le fondement de ces postures par nature désespérées et caractéristiques de notre « pénible modernité » n’est autre pour Steiner que l’athéisme totalitaire, qui a vidé l’expression humaine – dont la fine pointe est la création artistique – de la possibilité même d’une réalité transcendante. L’hypothèse de Dieu doit être bannie.

Alors, affirme le génial critique, le langage ne trouve plus où s’appuyer[1]. Alors les mots et les œuvres n’ont plus de sens authentique : il n’y a plus de « présence réelle » dans ce que nous disons. Car pour la déconstruction, l’histoire d’Emma Bovary peut tout aussi légitimement être lue comme un drame féministe que comme une comédie burlesque ; aucune forme d’expression ne saurait être vue comme étant réellement pleine de sens. Chacun est libre d’y prendre ce qu’il veut ; la vérité n’existe pas.

Dans Réelles présences, Les arts du sens[2], Steiner l’agnostique montre donc comment la modernité, pour avoir renoncé au sens de toute chose par un bannissement non seulement de Dieu, mais de sa possibilité même, a perdu le sens du langage : « Les enjeux sont, tout simplement, ceux du sens que revêt le sens garanti par le postulat de l’existence de Dieu. « Au commencement était le Verbe.» Il n’y eut jamais semblable commencement, dit la déconstruction ».

Ainsi, « pour les maîtres contemporains du vide, les enjeux sont d’ordre ludique. C’est ici que nos chemins se séparent. » Parce que lui, Steiner, proclame que la « présence théologique, ontologique ou métaphysique rend crédible l’affirmation qu’il y a « quelque chose dans ce que nous disons.» » Au contraire, le postulat de l’absence, qui trouve ses racines dans le scepticisme de la Renaissance mais qui s’affirme véritablement à la fin du XIXe siècle[3], a engendré la « rupture du contrat qui nous liait aux vieux fantômes du sens et de la plénitude du sens. » Pour Steiner, la « rupture de l’alliance entre le mot et le monde […] définit la modernité elle-même. »[4]

La lecture de Réelles présences, outre le fait qu’elle est un remarquable programme de confinement, est une magnifique invitation à revenir à l’humilité de l’enfance, qui n’a jamais rien voulu comprendre au post-modernisme, mais qui se laisse rejoindre, et simplement éblouir, par ce qui la précède. C’est-à-dire par l’œuvre de Dieu. Car oui, le monde a un sens ; la langue des hommes aussi. Et le lieu qui par excellence nous découvre ce sens, c’est l’art. Toute création est en effet réponse à l’acte créateur éternellement premier de Dieu. Et cette « rage amoureuse » porte en elle-même ce sens : « L’artiste mortel cherche à engendrer – ce « seul créateur » au début des sonnets de Shakespeare –, cherche à englober, cherche à réaliser une summa compréhensible et organisée du monde, comme le fit ce rival innommable, cet « autre artisan » (l’expression est de Picasso) durant ces six fameux jours. »

Ainsi la confrontation authentique – c’est-à-dire dégagée du postulat de l’absence – aux grandes œuvres d’art, à la beauté, peut-elle nous introduire au sens véritable, à la « présence » contre laquelle ou au nom de laquelle le créateur humain a voulu dire quelque chose. Perdre Dieu, c’est perdre la possibilité même du sens. Il faut retrouver ce qu’écrivait Baudelaire[5] : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. »

À la toute fin du livre, le Juif qui disait ne pas croire en Dieu mais qui de toute la force de son intelligence et de sa culture avait défendu la possibilité de son existence établissait un impressionnant parallèle entre notre époque et le Samedi Saint : « Il est une journée bien particulière de l’histoire occidentale dont ni l’histoire ni le mythe ni les Ecritures ne parlent. Il s’agit d’un samedi. Et ce samedi est devenu le plus long des jours. Nous connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion. Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute de la fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle. Nous connaissons aussi le dimanche. […] Nous cherchons une délivrance, qu’elle soit thérapeutique ou politique, qu’elle soit sociale ou messianique. L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir.

Mais notre époque est celle du long samedi. […] Le poème, la composition musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours œuvres du samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous patienter ? »

Or la période que nous traversons semble se poursuivre après le grand dimanche. Elle nous fait particulièrement goûter cette attente. Comme une invitation à retrouver le sens, et peut-être à contempler les œuvres d’ici-bas à la lumière de Pâques.

Jean de Saint Cheron, étudiant au Collège des Bernardins


[1] La thèse que Steiner défend dans Réelles présences (cf. n. 2) est ainsi formulée dès le premier chapitre : « toute compréhension cohérente de la nature et du fonctionnement du langage, tout examen cohérent de la capacité qu'a le langage humain de communiquer sens et sentiment, sont, en dernière analyse, fondés sur l'hypothèse de la présence de Dieu. »

[2] Real Presences: Is There Anything in What We Say?, Faber and Faber, 1989 ; Gallimard, 1991 pour la traduction française par Michel R. de Pauw.

[3] En plus du scepticisme du XVIe s., dont les racines remontent au pyrrhonisme antique, Steiner y voit le résultat de l’échec des « orgueilleux systèmes d’historicité de la conscience » de Hegel, Schelling, ou Comte ; ainsi qu’une conséquence de la mort de la métaphysique (Kant). La mort nietzschéenne de Dieu est l’un des aboutissements de cette longue trajectoire. Mais les consommateurs de la rupture dans le langage lui-même, rupture « entre le mot et le monde, entre le je et le moi », seraient Rimbaud et Mallarmé : « Je est un autre. » ; la « fleur » est « l’absente de tous bouquets ».

[4] La question n'est donc pas celle du doute face à Dieu, ni même du désarroi face au langage, mais bien l'évacuation de Dieu et de sa possibilité même, de sa question même. Le post-modernisme pointé par Steiner s'est construit sur un total désintérêt de Dieu. C'est cela la perte de sens ; il ne s'agit pas du doute. Mais du fait que s'il n'y a pas de vérité absolue, éternelle, c'est-à-dire s'il l'on a vraiment renoncé à Dieu, définitivement en un sens (ou qu'à un moment donné l'on soit certain d'y avoir définitivement renoncé), alors ce qui fonde le sens c'est plus. Et ce que nous disons, ce que les hommes expriment (en particulier par l'art mais pas seulement) est vide de cette plénitude de sens, de cette réelle présence mystérieuse mais bien perceptible qui saisit le lecteur authentique de Platon ou de Shakespeare, l'auditeur de Mozart, à qui en réalité, ultimement, ces œuvres parlent de Dieu, à travers leur beauté et la quête d'infini dont elles témoignent. Et ce quel que soit leur propos explicite. Un mousquetaire de Picasso n'a pas le même sens selon que son spectateur a ou non évacué Dieu de son monde.

[5] Dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe ; cité par Steiner à la première page de Réelles présences.