Entreprise

À qui appartient l’entreprise ?


Qu’est-ce qui changerait si les actionnaires n’étaient pas propriétaires de l’entreprise ? La réponse à cette question pourrait émerger de la rencontre entre un prêtre et un économiste. Depuis 2009, le père Baudoin Roger et Olivier Favereau dirigent un groupe de recherche sur l’entreprise au sein du département « Économie et Société » du Collège des Bernardins.

Vous êtes issus de deux mondes très différents, comment qualifieriez-vous votre tandem ?

Olivier Favereau : J’ai beaucoup de chance de travailler avec Baudoin – et c’est l’avis de tous mes collègues chercheurs. La présence d’un prêtre qui est un vrai théologien sans être trop clérical a donné une autre dimension à notre équipe. C’était un défi pour lui : il coordonne des chercheurs sans être chercheur lui-même.

Et il le fait avec beaucoup d’humilité, de professionnalisme et d’efficacité. Son avis extérieur est très précieux dans nos discussions : il a un excellent coup d’œil, une grande culture, un esprit clair et c’est un remarquable organisateur.

Baudoin Roger : La mission qui m’a été confiée était de monter un département de recherche qui s’appuierait sur le dialogue entre l’Église et la société civile. Cette rencontre entre différents univers et différentes disciplines est au cœur de l’esprit du Collège.

C’est ce qui a permis à notre collectif de produire et de présenter des réflexions importantes sur l’entreprise.

Pourquoi ce sujet sur l’entreprise ?

O. F. : Nous avions une hypothèse très forte : les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise. En droit, c’est une absurdité : ils détiennent des parts sociales, des capitaux, mais ce ne sont pas des titres de propriété. Nous avons voulu voir si cette idée était solide et ce que cela changeait dans l’approche de l’entreprise.

B. R. : C’est ce point de départ qui nous a accrochés : si l’on peut prouver que l’affirmation selon laquelle l’entreprise est la propriété des actionnaires n’est pas fondée en droit, cela modifie profondément la conception même de l’entreprise et des relations qui s’y exercent.

Ce qui est surprenant, c’est qu’après huit ans de recherche, les conclusions auxquelles arrivent les chercheurs sont extrêmement congruentes avec ce que dit la doctrine sociale de l’Église sur l’entreprise.

Par exemple ?

B. R. : L’entreprise comme communauté de personnes qui coopèrent, la dimension créative et la valeur positive du travail, l’importance de la liberté et des initiatives : ce sont des aspects que nous avons retrouvés dans notre programme de recherche. L’ensemble des chercheurs avait une vision humaniste.

O. F. : Oui, c’est évident. Il existe aussi une exaspération devant le monde actuel, les inégalités, le poids démesuré de la finance. Cela se traduit par une conception de l’entreprise qui tourne le dos à cet aspect financier et producteur d’inégalités. Devant le Rana Plaza par exemple, il y a de quoi s’indigner.

B. R. : D’ailleurs, après ce drame, les chercheurs du groupe ont été sollicités pour la préparation de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises françaises. Cette notion-là, les chrétiens la connaissent depuis longtemps : c’est celle de l’employeur indirect, introduite par Jean-Paul II en 1981.

De quelle manière pensez-vous l’interdisciplinarité ?

B. R. : Nous avons ici une équipe assez exceptionnelle : ce ne sont pas seulement de bons spécialistes dans leur domaine, ils connaissent aussi la sociologie, la philosophie, l’histoire des sciences… Des gens qui pensent large.

O. F. : C’est ce qui les rassemble : ils s’intéressent à ce qui se passe dans les disciplines voisines. L’interdisciplinarité n’est pas seulement l’addition d’évolutions solitaires. L’Anglais Clive Staples Lewis, spécialiste de l’histoire littéraire, dit que les grandes religions ne communiquent pas par leur périphérie mais par leur centre. Les relations entre les grandes disciplines, c’est la même chose.

Comment et à qui restituez-vous vos travaux ?

B. R. : Nous souhaitons contribuer au débat dans la société. C’est pourquoi, après deux ans de recherche, nous restituons nos travaux lors d’un colloque en deux temps : une partie académique, où nos pairs critiquent la qualité des idées, leur solidité, leur résilience, et une autre devant les acteurs économiques, politiques et syndicaux.

O. F. : C’est d’ailleurs un fonctionnement très inhabituel. Vous ne pouvez plus vous contenter de la théorie : il faut que ça intéresse un public large, en situation de responsabilité.

Qu’apporte le collectif au travail de recherche ?

O. F. : Le fait de former un groupe interdisciplinaire est une force incroyable, notamment par rapport à l’opinion. Nous représentons une petite armée difficile à contourner. À la fin du programme, personne ne pourra ignorer ce qui se sera fait ici pendant huit ans. Nous faisons bouger les lignes.

Les vôtres aussi ?

O. F. : Oui. Je m’aperçois par exemple qu’il faut faire entrer beaucoup d’éléments importants du droit dans l’économie et que cela ébranle la théorie « orthodoxe ».

B. R. : J’ai l’impression d’avoir aujourd’hui une connaissance inestimable sur l’entreprise. Cela permet de consolider les affirmations de la doctrine de l’Église sur l’entreprise, pour les préciser et les fonder solidement.