Attention fragile ?
Suffit-il d’expliquer le problème de la fragilité humaine ?
Refoulée le plus souvent par les idées que nous fabriquons de nous-mêmes, la fragilité fait irruption dans notre vie d’une manière inattendue et brutale. Ce sont les épreuves (maladies, décès, guerres, cataclysmes, etc.) qui nous rappellent le caractère chimérique de notre désir de toute-puissance, que ce soit l’obsession de repousser infiniment le vieillissement, la conviction d’être sûrement le plus brillant dans son métier ou le simple rêve d’un bien-être subjectif allant de pair avec une indifférence foncière à l’égard des autres. Puis, cette impuissance éprouvée nous ramène à la dimension corporelle de notre existence que nous partageons avec tous les êtres matériels (animaux, plantes, pierres, etc.). Or, tout être matériel est nécessairement fragile. Dit autrement, tout ce qui est composé est susceptible d’être décomposé. Voilà une évidence naturelle !
Mais faut-il se contenter de ce constat fataliste ? Mieux, suffit-il d’expliquer le problème de la fragilité humaine ? Disons qu’il suffit certes de comprendre la fragilité corporelle inhérente à notre être ainsi qu’à tous les êtres matériels, sans pour autant expliquer le fait que la fragilité humaine devienne un problème. En s’interrogeant sur sa propre fragilité, l’être humain témoigne d’une activité rationnelle qui l’élève au-dessus de tous les corps qui la subissent passivement. Qu’est-ce que cette activité ? D’où tire-t-elle son origine ? Voilà enfin quelques questions qu’il ne faudrait pas refouler.
Félix Resch, docteur en philosophie et en théologie, professeur au Collège des Bernardins
Notre fragilité serait-elle aussi notre beauté ?
L’homme qui marche I, Alberto Giacometti,1960 - © Pierre Metivier
En 1958, l’architecte américain Gordon Bunshaft commande à Giacometti une sculpture monumentale à placer devant la Chase Manhattan Bank, à New York. L’homme qui marche fait partie d’un ensemble de six sculptures prévues pour ce projet. « Tout ne tient qu’à un fil. On est toujours en péril. » disait Alberto Giacometti. Permettre l’affleurement du caché, c’est ce qui va tarauder Alberto toute sa vie. S’ajoute à cela une expérience cruelle de la fragilité : à 20 ans, il voit mourir un homme sous ses yeux. Depuis, le dénuement habille ses créatures.
L’homme qui marche concentre ses recherches. Du sommet du crâne au talon, court une oblique rigide, comme un Y à l’envers. Le bronze râpeux montre un personnage aussi fragile que déterminé. Ses jambes étirées à l’excès portent un buste incliné vers l’avant, les bras font balancier dans le mouvement de la marche, très dynamique. Il est nu, une peau fine lui couvre les os. Gracile, décharné, filiforme, il se dirige vers un monde inconnu, d’un pas long et lent, aux pieds comme des racines engluées dans la glaise, sans que l’élan soit brisé. Son visage indéterminé fait de lui l’homme universel, qui pose son regard sur l’horizon du monde.
Vers quoi cet homme marche-t-il ? Est-ce l’homme arraché à sa matérialité, dans ses aspirations spirituelles ? Il traverse le temps, rongé par le vide qui l’entoure. L’être humain dans sa précarité, sa solitude, sa douleur, son espérance aussi, face à l’absurdité. D’où vient et où va cet homme qui nous ressemble ? L’homme qui marche est l’œuvre d’un Giacometti méditant le mystère d’être. Il va droit à l’être qui est dans l’autre. Sans s’embarrasser de l’apparence. Comme L’homme qui marche, être. Notre fragilité serait-elle aussi notre beauté ?
Mélina de Courcy, diplômée de l’École du Louvre, professeure d’histoire de l’art au Collège des Bernardins
#En débat : Liberté, égalité, fragilité
Dans une société qui promeut la performance, voire la perfection, nos fragilités n’ont pas leur place. Nous les cachons. Pourtant, elles peuvent être une source inestimable de force.
Avec Alexandre Bordes, personne accueillie chez Simon de Cyrène, Augustin de Romanet, PDG du groupe Aéroports de Paris, Stephan Posner, directeur de l'Arche et Patrick Viveret, philosophe et essayiste.