De mars à décembre 2021 de la première année de la chaire, les séances de recherche sont dédiées au thème du temps, avec les interventions de Jean-Jacques Barbéris (Amundi), Alban Bensa (EHESS), Bernadette Bensaude-Vincent, Dipesh Chakrabarty (Université de Chicago), Jérôme Gaillardet (IPGP), François Hartog (EHESS), Augustin Landier (HEC Paris), Bruno Latour (Sciences Po), Jean-Luc Marion (Académie Française), Nathalie de Noblet (CEA), Bas Smets…
Séance 1
LES TEMPS, LES LIEUX, LE COMMUN
Grégory Quenet, titulaire de la chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la terre, du Collège des Bernardins et professeur des Universités en histoire de l’environnement à l’université de Versailles Saint-Quentin Paris-Saclay
Le constat est fait que nous sommes en train de sortir du présentisme. Le constat avait été dressé par François Hartog dans les années 1990, notamment parce que la Terre devient, selon les termes de Bruno Latour, une puissance d’historicisation, faisant surgir des discontinuités et des bornes qui polarisent le temps, où passé, présent et futur sont désorientés par un futur déjà là.
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Or, si le temps ne figure pas au premier plan de l’argumentation dans les débats écologiques, le séminaire se propose de faire la proposition inverse et d’accorder une place centrale à cette question, en la considérant comme la condition sine qua non pour affronter la crise écologique. Dès lors, la question principale est : faut-il réorienter le temps et comment ? De cette interrogation, découlent trois problématiques : pourquoi le temps est-il devenu central ? Quelles sont les conditions d’une intelligibilité historienne du temps ? Quels sont les rapports entre l’histoire et le sol ?
Grégory Quenet est agrégé d’histoire, docteur en histoire moderne sous la direction de Daniel Roche (Collège de France). Il est l’un des pionniers de l’histoire environnementale en France.
Quelques publications :
- Les tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, éditions Champ Vallon, 2005
- Qu’est-ce que l’histoire environnementale ? éditions Champ Vallon, 2014
- Versailles, une histoire naturelle, éditions La Découverte, 2015
Séance 2
L’OCCIDENT AUX PRISES AVEC LE TEMPS
François Hartog, directeur d’études retraité de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Le « régime chrétien d’historicité » se définit par un présentisme, c’est-à-dire que le présent est la catégorie dominante, mais il s’agit d’un présentisme singulier puisqu’il est de nature apocalyptique. Le temps chrétien est donc une manière singulière d’articuler Chronos, Kairos et Krisis. Il est fort différent du présentisme contemporain puisque le maintenant est aimanté par le double concept Kairos et de Krisis.
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Après avoir présenté les trois opérateurs temporels jouant un rôle central dans la période s’échelonnant entre le Ve et le XIIIe siècle – l’accomodatio, la translatio et la reformatio –, François Hartog s’interroge sur ce que serait un régime anthropocénique d’historicité, qui désignerait moins cette énième fin de l’histoire prophétisée par les collapsologues que la possibilité d’une réouverture de l’histoire vers quelque chose qui pourrait être un nouveau concept d’histoire autour de la notion de « simultané du non-simultané ».
L’effacement du régime moderne d’historicité et de son temps orienté vers le futur a ouvert un espace au présentisme et, du même coup, à une multitude de temporalités discordantes et donc à un nombre croissant d’occurrences du « simultané du non-simultané ».
François Hartog, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé d’histoire, ancien pensionnaire de la Fondation Thiers et docteur ès Lettres.
Quelques publications :
- Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, éditions Seuil, 2003
- Anciens, modernes, sauvages, éditions Galaade, 2005
- Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, éditions Gallimard, 2020
Séance 3
TEMPS ET HISTOIRE CHEZ PHILIPPE DESCOLA
Grégory Quenet, titulaire de la chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la terre, du Collège des Bernardins et professeur des Universités en histoire de l’environnement à l’université de Versailles Saint-Quentin Paris-Saclay
Après les ratés de la rencontre entre l’anthropologie structurale et l’histoire du temps de Claude Lévi-Strauss, la réception de l’œuvre de Descola a été intense et fructueuse chez les historiens (sinologues, antiquisants, médiévistes ou modernistes) qui y ont vu la possibilité de relativiser le partage nature/culture. Grégory Quenet rappelle dans cette séance que cette lecture a autant libéré les historiens qu’elle ne les a entravés.
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Cependant, le débat contemporain sur les enjeux climatiques et écologiques a rebattu les cartes. Il a montré les évolutions de Descola sur la question du temps, car l’Anthropocène l’a fait passer d’un rapport distant à l’histoire, à la conscience d’une rupture historique majeure n’épargnant aucun peuple de la planète. Par ailleurs, outre les modes de relation et d’identification structurant les pratiques sociales chez Descola, cinq autres modes permettent de rendre compte de la richesse des expériences humaines : la temporalité, la spatialisation, la figuration, la médiation et la catégorisation. La prise en compte de sept modes de schématisation dessert l’étau ontologique et ouvre la gamme des manières d’être au monde, rééquilibrant les modes de penser par les pratiques sociales.
Si les combinaisons ontologiques sont plus réduites, les situations et les expériences humaines sont infiniment plus variées et appellent un type d’intelligibilité qui n’est pas celui d’une anthropologie structurale. C’est à ce niveau que se situent l’historicité comme conscience critique des effets sur les êtres environnants, et l’histoire comme d’intelligibilité des sociétés dans le temps. De l’historicité à l’histoire s’affirme donc le projet d’une intelligibilité des changements et des évolutions, des ressemblances et des différences. Pour incorporer les dynamiques environnementales et climatiques dans l’histoire humaine, cette analyse pourrait conjuguer trois perspectives : le jeu différentiel des temporalités, les champs de force et les échelles du monde, les modalités de l’échange.
Séance 4
RÉGIMES DE TEMPORALITÉ ET CRISE SPATIALE
Bruno Latour, anthropologue et philosophe, professeur émérite associé au médialab de Sciences Po
Bruno Latour rappelle que le temps est une particularité locale des vivants et non pas un thème ontologique que l’on pourrait étendre et dont on pourrait remplir le monde. Il s’agit d’un point important, car ce basculement du vecteur chronologique au vecteur topologique exige une certaine relocalisation (voire provincialisation) de la notion de temps. Cette provincialisation s’attaque au régime chrétien d’historicité, qui est ce que la chrétienté a fait au cadre de réflexion sur le temps. Le troisième point tient à l’irruption de la question écologique et du régime anthropocénique d’historicité, à un moment où la connaissance que nous avons de l’autorégulation qu’est Gaïa reste obscure, de la même manière que notre philosophie de l’espace reste appauvrie pour penser aussi bien topos que chronos.
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La tâche historiographique est de comprendre l’originalité de cette situation, mais c’est l’une des grandes difficultés de la question écologique, car nous sommes insérés dans une « machine à laver » dont nous ne pouvons-nous échapper, dont la teneur et le maintien dépendent de milliards d’êtres. Cette perspective offre à la foi chrétienne une occasion de sortir de son obsession pour l’interprétation des notions de proche, de présent, de fin, de finalité, d’eschatologie et d’apocalypse rapportés au schème temporel, ce qui ouvre à la spiritualité une occasion passionnante.
Bruno Latour enseigne toujours dans le programme expérimental arts et politiques (SPEAP) de Sciences Po.
Il a été commissaire avec Martin Guinard de deux expositions Zones Critiques, l'une à ZKM en mai 2020 Critical Zones, Observatories for Earthly Politics (qui fermera en Janvier 2022) et l'autre en Novembre 2020 pour la Biennale de Taipeh « You and I don’t live on the Same Planet » qui a fermé en février 2021.
Il a reçu le prix Holberg en 2013, et Kyoto en 2021 et il est membre de plusieurs académies étrangères.
Quelques publications :
- Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, éditions La Découverte, 1991
- Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, éditions La Découverte, 1999
- Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, éditions Empécheurs de penser en rond, 2015
- Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, éditions La Découverte, 2017
Séance 5
LA SITUATION DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE DANS UN MOMENT DE NIHILISME
Jean-Luc Marion, membre de l’Académie française, Chevalier de la Légion d’honneur et Officier des Palmes académiques
La crise écologique constitue une des preuves les plus patentes de la fin de la métaphysique. Elle accomplit en effet la disqualification de l’un des trois « objets » privilégiés de la metaphysica specialis, c'est-à-dire la theologia rationalis, la psychologia rationalis et la cosmologia rationalis. Cela a pour conséquence de nous faire perdre l’accès à ce que l’on nommait nature, mais aussi de provoquer une résistance du monde lui-même, faisant réapparaître les objets sans pouvoir les recycler (en les faisant donc surgir comme des déchets).
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Le temps commande, et ne peut se prolonger indéfiniment, du moins dans les conditions que la technique permet de concevoir et de prévoir : les ressources naturelles et l’énergie disponibles restent finies, donc s’épuisent, tandis que la croissance voudrait continuer à s’accroître sans autre but ni signification que sa propre abstraction. Notre monde et donc notre temps n’ont pas la promesse de l’éternité. La crise écologique n’attend pas et finira, avec ou sans nous, notre histoire. Il faudrait donc, pour affronter lucidement la crise écologique, ne plus penser le monde dans l’horizon spatial (supposé infini) de la production et reproduction d’objets immatérialisés, mais selon la dimension historique (et donc finie) du monde des choses – seule à même de considérer ce qui, aujourd’hui, s’exclut sous le titre des déchets.
Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, Jean-Luc Marion a été professeur à l’université de Poitiers, de Nanterre puis de Paris-Sorbonne.
Quelques publications :
- Prolégomènes à la charité, éditions de La Différence, 1986
- Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Presses Universitaires de France, 1997
- Certitudes négatives, éditions Grasset, 2010
Séance 6
LES TEMPS DE LA NATURE
Nathalie de Noblet, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA) où elle a la responsabilité d’une équipe des sciences du climat et de l'environnement
Jérôme Gaillardet, professeur de sciences de la Terre à l'institut de Physique du Globe de Paris et membre de l'institut Universitaire de France
Nathalie de Noblet évoque d’abord les différents facteurs influençant l’évolution du climat mondial à différentes échelles de temps. Elle aborde ensuite les transformations du climat à l’échelle régionale au siècle dernier, avant de traiter des réponses des écosystèmes au climat ainsi que la manière dont ils influencent le climat. Enfin, elle évoque le futur et les choix de société qui s’offrent à nous.
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Dans son intervention, Jérôme Gaillardet montre que deux types de temps existent en géologie : le temps absolu et le temps relatif, auquel il faut également adjoindre le temps de résidence, c'est-à-dire le temps moyen passée par une particule dans un système dynamique.
Docteure de l’Université Pierre et Marie Curie, habilitée à diriger des recherches, Nathalie de Noblet est directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), où elle a la responsabilité d’une équipe des sciences du climat et de l'environnement. Elle est également membre du conseil scientifique du programme international GEWEX (les questions associées à « L'EAU »), présidente du comité d’orientation stratégique de l’unité de service de l’INRA AGROCLIM, membre du conseil scientifique international de la PME Kinomé (conduite des projets de reforestation en zone tropicale semi-aride).
Jérôme Gaillardet est professeur de sciences de la Terre à l'institut de Physique du Globe de Paris et membre de l'institut Universitaire de France. Géochimiste, il conduit des recherches permettant d'explorer le cycle biogéochimique des éléments chimiques à la surface de la Terre et leur évolution temporelle ou dans l'anthropocène. Il est co-responsable de l'infrastructure nationale de recherche OZCAR fédérant des observatoires pérennes de la Zone Critique de la Terre.
Séance 7
QUE SERAIT UN TEMPS ÉCOLOGIQUE ? SE RENDRE CONTEMPORAINS DU NON CONTEMPORAIN OU D’UNE VOCATION DES MODERNES
Pierre-Yves Condé, maître de conférences en science politique, Université de Bourgogne ; attaché au Centre de recherche et d’étude en droit et science politique (CREDESPO)
Après avoir rappelé trois points d’ancrage du séminaire – la présentation de Dipesh Chakabarty par Grégory Quenet concernant la responsabilité nationale de l’Inde, un échange entre le père Frédéric Louzeau et Grégory autour de la possibilité d’une synthèse et la possibilité qu’offre l’Anthropocène à la politique moderne de se renouveler –, Pierre-Yves Condé développe cinq thèses : la modern-ité est un régime d’historicité ; être Moderne signifie une certaine manière de se temporaliser soi-même et les autres ; se rendre contemporains de non-contemporains ; la vocation des Modernes fait écho à un kérygme ; la situation actuelle nécessite un projet d’intelligibilité de « sciences morales et politiques » renouvelé.
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Pierre-Yves Condé a soutenu une thèse sur la justice internationale et travaille sur l’histoire du droit international et ses transformations par la décolonisation et face aux changements climatiques.
Quelques publications :
- Des juges à La Haye : formation d'une judiciabilité universaliste, des amis de la paix à la lutte contre l'impunité, thèse en 2012
- Sous la direction de Pierre-Yves Condé, Civils et combattants : formes de la guerre et épreuves judiciaires internationales, 2013
Séance 8
THE CLIMATE OF HISTORY IN A PLANETARY AGE
Dipesh Chakrabarty, historien, professeur émérite, Université de Chicago
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Dipesh Chakrabarty a largement contribué aux études postcoloniales indiennes et aux subaltern studies. Il est le lauréat du prix 2014 de la Fondation Toynbee pour ses contributions à l'histoire globale et du prix 2019 du mémorial Tagore décerné par le gouvernement du Bengale occidental pour son livre The Crises of Civilization.
Séance 9
FINANCE ET CLIMAT
Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle Clients institutionnels et Corporates, Amundi
Augustin Landier, professeur de Finance, HEC
Jean-Jacques Barbéris évoque la manière dont les opérateurs financiers construisent la dimension du temps et comment le système financier cherche à intégrer les enjeux climatiques dans leurs activités. Cette prise en considération des questions liées au climat a longtemps été occultée par la finance, avant de surgir à partir de la conférence de Copenhague en 2009, de mûrir avec les accords de Paris en 2009, puis de s’imposer à la conférence de Glasgow en 2021.
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Si la problématique climatique s’est désormais imposée dans l’agenda international, elle l’a été avec des degrés de maturation différents selon les régions du monde et au prix du dépassement de plusieurs obstacles inhérents à la temporalité du système financier et des investisseurs, car ces derniers ont dû composer avec un risque d’un ordre nouveau. Le secteur financier commence à intégrer ce qui relève de l’extra-financier dans l’appréciation des entreprises, à l’image de l’ESG, les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance selon lesquels les entreprises sont évaluées au-delà de leurs seules exigences de responsabilités, ou encore à l’image du désinvestissement mené par Amundi dans les secteurs du charbon ou du pétrole non conventionnel. Mais si le secteur financier peut enclencher des dynamiques vertueuses, le sujet ne peut, selon Jean-Jacques Barbéris, être traité exclusivement par ce secteur sans intervention publique réglementaire ambitieuse.
Augustin Landier traite ensuite de la question du changement de paradigme autour du débat stakeholders/shareholders. Alors qu’auparavant, le paradigme dominant était celui de la shareholder value paradigm selon lequel l’actionnaire doit avoir du pouvoir pour maximiser la valeur des actions, il existe une forte remise en question de cette vision et une demande pour la prise en considération des paramètres moraux et éthiques.
Jean-Jacques Barbéris est directeur du pôle Clients Institutionnels et Corporates chez Amundi. De 2013 à 2016, il a été conseiller aux Affaires Économiques et Financières au cabinet du Président de la République française. Il a débuté sa carrière à la Direction Générale du Trésor de 2008 à 2012. De 2012 à 2013, il a été membre du cabinet de Pierre Moscovici, Ministre de l'Économie et des Finances, chargé des aspects de financement de l'économie. Il est ancien élève de l'École Nationale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines, de l'École Nationale d’Administration, agrégé d’histoire et diplômé de l'Institut d’Études Politiques (Paris)
Augustin Landier est actuellement professeur de Finance à HEC. Il était précédemment professeur à Toulouse School of Economics. Docteur en économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Augustin Landier a enseigné à New York University (2004-2009), à l’Université de Chicago (2004-2009), a été chercheur résident au FMI (2009) et professeur invité à Princeton (2013) et Harvard Business School (2016). Entre 2009 et 2016 il a été membre du Conseil d’Analyse Économique, organe qui conseille le Premier Ministre. Ses recherches portent sur la finance d’entreprise, l’économie comportementale, la gestion d’actifs, la théorie des organisations, l’économie bancaire.
Séance 10
TEMPS-PAYSAGE. UNE AUTRE MANIÈRE D’AFFRONTER LES CRISES
Bernadette Bensaude-Vincent, professeure émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, historienne et philosophe des sciences et techniques
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La multiplication des crises écologique, climatique, sanitaire alimente l’angoisse de la fin des temps, de l’apocalypse ou du collapse de l’humanité. La crise n’invite-t-elle pas plutôt à modifier notre façon d’être au monde, et en particulier notre rapport au temps ? Déjà l’événement géohistorique de l’Anthropocène montre l’interdépendance entre l’histoire humaine et la longue histoire de la Terre. Mais la répétition des crises invite à aller plus loin, à dépasser le temps chronologique pour ouvrir les yeux sur les temporalités multiples et enchevêtrées des êtres qui habitent la Terre. Chronos est un instrument d’uniformisation, de domination qui nous rend aveugles aux multiples temporalités. Le temps qui passe et le temps qu’il fait désignent au fond les mêmes choses : ce sont des assemblages enchevêtrés de temporalités hétérogènes. Il faut donc apprendre à composer des temps-paysages pour en finir avec les appels à l’urgence et se recentrer sur un présent dense et touffu, un moment unique riche de potentiels. Il s’agit dès lors de préférer kairos à chronos pour plonger dans l’immanence du temps afin d’en saisir toute la richesse.
Séance 11
LE PAYSAGE AUGMENTÉ
Bas Smets, architecte paysagiste
Durant cette séance, Bas Smets présente cinq projets qu’il a menés à Himarë (Albanie), Bruxelles, Londres, La Défense et Arles. Selon lui, le paysage doit être compris comme l’imagination du pays, ce dernier étant le point de départ d’une dialectique présent/imaginé. Cette démarche doit beaucoup à son dialogue avec Alain Roger, mais aussi à son interprétation de la peinture de paysage depuis la Renaissance et à la lecture d’Alexander von Humboldt. Ses projets présentent les caractéristiques communes de partir des spécificités naturelles du site, de désartificialiser la voirie et le territoire, mais aussi de lutter contre les îlots de chaleur urbains et de favoriser la succession écologique.
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Le Bruxellois Bas Smets s’impose parmi les paysagistes européens les plus présents dans l’urbanisme. En France, il a livré en 2020 l’aménagement paysager de la Part-Dieu à Lyon, d’une partie de la dalle de La Défense, du quartier Chapelle international à Paris et, en 2021, le jardin de la fondation Luma à Arles. Sa conception du paysage augmenté – ne pas imiter la nature, mais utiliser ses logiques pour produire un territoire – repose sur une approche extrêmement originale de l'augmentation des différentes temporalités du paysage.
Séance 12
TEMPS, CLASSES ET GENRES DE VIE
Grégory Quenet, titulaire de la chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la terre, du Collège des Bernardins et professeur des Universités en histoire de l’environnement à l’université de Versailles Saint-Quentin Paris-Saclay
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Le temps de la modernité industrielle est intimement lié aux classes sociales qui incarnaient à la fois l’idée d’un destin collectif, un projet de transformation et le sens de l’histoire. Or, les préoccupations écologiques se sont développées dans le contexte de la fin du caractère structurant de la lutte des classes comme opérateur historique, de diffraction des rapports au monde qui passe par le sensible et la diversité des attachements matériels.
Cette intervention propose de réexaminer cette question en passant par une notion oubliée et peu connue, celle des genres de vie. Vidal de la Blache a proposé ce concept en réponse aux critiques des durkheimiens, comme un moyen de mieux lier le sol et les sociétés que ne le faisait la géographie. Si les genres de vie n’ont eu aucune postérité chez les géographes, c’est ce qui a le plus attiré l’attention de Marc Bloch dans sa lecture de Vidal de la Blache, au point de lui donner un plus large contenu social, étendu aux structures familiales, au droit et à la culture. La portée de ces arguments n’est pas seulement historiographique car, si la grande accélération de l’après 1945 et plus encore à partir des années 1970, a triomphé, c’est par sa capacité à modifier profondément les genres de vie et à donner le désir de se détacher de la terre. C’est donc une invitation à retourner cet outil contre l’insensibilité écologique pour repérer et précipiter des genres de vie écologiques.
Séance 13
LA MAILLE DE L’HISTOIRE. RÉFLEXIONS SUR LA SAISIE DES TEMPS TRÈS LONGS
Audrey Rieber, maîtresse de conférences en philosophie à l’ENS de Lyon.
L’une des tâches de l’historien qui est d’ordonner choses et événements dans un tout cohérent prend un tour dramatique dès lors qu’il se penche sur des temporalités préhistoriques où les problèmes de méthode suscités par la très longue durée sont aiguisés par les lacunes irréductibles du matériau retrouvé. Comment penser une telle histoire qui semble échapper à nos cadres ? Pour esquisser une réponse, nous prendrons pour fil conducteur les réflexions de George Kubler dans The Shape of Time. Remarks on the History of Things (1962). En tant que spécialiste de l’art précolombien et ibéro-américain, il a été amené à théoriser différentes « formes du temps » à même de saisir les choses dans les mailles de l’histoire. « Le sujet de l’histoire est le temps », affirme-t-il. Les modèles qu’il esquisse ont été soumis à discussion en dialogue avec l’historiographie de l’art de son temps (Erwin Panofsky, Henri Focillon) et aussi avec les théories anthropologiques, biologiques et mathématiques qui lui sont contemporaines. Des notions comme celle de « séquence » ou des théories comme celle, « mathématique des graphes » fournissent peut-être des outils capables d’appréhender la démesure du temps préhistorique ou plus généralement de temporalités excessivement ouvertes et désordonnées.
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Les travaux Audrey Rieber portent sur les notions d’art, d’image, de symbole, de forme et d’historicité en entrecroisant la philosophie aux apports théoriques de la Kunstgeschichte, de la Kunstwissenschaft et de la plus contemporaine Bildwissenschaft. Ses recherches les plus récentes portent sur la reconfiguration du temps appelée par l’art préhistorique.
Elle est notamment l’auteur de : Art, histoire et signification. Un essai d’épistémologie d’histoire de l’art autour de l’iconologie d’Erwin Panofsky, L’Harmattan, 2012
Séance 14
TEMPS « CHRÉTIEN » ET RÉGIME ANTHROPOCÉNIQUE D’HISTORICITÉ
Frédéric Louzeau, philosophe et théologien.
Pour apercevoir en quoi la réflexion sur le temps « chrétien » rencontre les débats sur le régime anthropocénique d’historicité (Hartog), il est important de revenir sur une affirmation courante selon laquelle le temps chrétien prend la forme d’une flèche orientée vers l’avenir. Frédéric Louzeau a présenté d’abord les arguments en ce sens d’un théologien protestant, Oscar Cullmann (1902-1999), prenant appui sur un ouvrage fameux de 1946 : Christ et le temps. Puis il a montré, grâce aux travaux d’un philosophe et théologien catholique, Gaston Fessard (1897-1978), comment le schéma du temps chrétien doit être modifié et complété. Enfin, à l’aide du nouveau schéma, il a essayé d’établir quelques rapprochements entre le temps des géologues/géochimistes (J. Gaillardet), le temps des historiens des sociétés (G. Quenet), et le temps des philosophes (B. Latour).
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Frédéric Louzeau (né en 1968) est philosophe et théologien. Professeur à la Faculté Notre-Dame et membre de la Chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la terre, du Collège des Bernardins (Paris). Ses travaux portent sur l’anthropologie philosophique, la philosophie et la théologie politique.
Séance 15
LE KÉRYGME DE LA TERRE, ET LA QUESTION DE DIEU
Olric de Gélis, théologien, directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins.
En tant que concept relatif à un acte de langage (comme prédication ou annonce), le « kérygme » désigne une manière tout à fait singulière (biblique) de dire et d’écrire l’histoire. Cette manière d’historiographie, qui a fait l’objet d’une nouvelle enquête réflexive de la part de la théologie entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, se caractérise en particulier par l’enregistrement, comme agent de l’histoire humaine, d’un acteur par définition supra-historique (Dieu), et par l’explicitation (annonce) de ce que cela change en conséquence pour le devenir humain.
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La question qui mobilisera notre réflexion sera de savoir ce qu’une telle historiographie peut formellement proposer à ces nouvelles manières d’écrire l’histoire à l’heure de l’anthropocène, alors même qu’une agency inattendue fait irruption dans l’histoire du monde ; et réciproquement, ce que viennent mettre en lumière du kérygme biblique ces historiographies anthropocéniques. Notamment, nous proposerons de voir comment le schème fondamental qui régit le kérygme biblique comme historiographie, en accentuant les termes spatiaux qu’il mobilise, peut offrir à l’historiographie anthropocénique des ressources pour se formuler à son tour non plus seulement comme historiographie des « cènes » mais, justement, comme un « kérygme » relayant une « clameur » (cf. Laudato Si’ n°49).
Olric de Gélis est docteur en théologie et directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins et de la chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la terre. Il a publié en 2020 Existentia Christi. Etude du concept de vérité dans la Dogmatique Ecclésiale de Karl Barth.