Les formes de la fragilité en art – 2023/2024
L’horizon de cette recherche est simultanément existentiel et politique. Il vise à interroger la prégnance de la fragilité à plusieurs échelles : l’homme, les œuvres, le monde. L’art est sans doute le lieu où ces différentes échelles s’imbriquent le plus intimement.
On constate, dans le champ des pratiques artistiques contemporaines, une attention accrue à la question de la fragilité. Artistes et commissaires d’exposition s’attachent de plus en plus à affronter la question de savoir comment nous pouvons accueillir des formes de présence au monde étrangères aux logiques d’efficacité et de performance, et qui témoignent, par leur dénuement même, de la nécessité de vivre dans un monde abîmé. Mais cette omniprésence du thème de la fragilité porte sa propre zone de risque et conduit sur un territoire qui ne peut se pratiquer que périlleusement.
Comment trouver une parole juste pour parler de ce dont le sens est de s’effacer du champ de l’attention ? Peut-on faire de la fragilité l’objet d’un manifeste ou s’en saisir comme d’un objet de revendication sans la transformer en son contraire, et peut-être la détruire purement et simplement ? Si la question de la fragilité doit devenir centrale dans les questions que doit affronter aujourd’hui le département La Parole de l’art, et sans doute plus génériquement le Collège des Bernardins, c’est par les usages du monde dont elle signale discrètement la possibilité : des usages qui ne font que prendre place dans un milieu qu’ils n’affectent ou n’abîment guère, faute d’avoir les moyens d’y projeter quelque ambition ou de pouvoir l’envisager comme une ressource économique potentielle.
La fragilité enseigne en manifestant une manière d’être-là sans y être, de n’avoir rien à offrir qu’une présence qui ne peut plus même revendiquer son être ici, c’est-à-dire finalement d’être dans le monde sans être du monde, comme y invite l’Évangile de Jean (15 :19). C’est peut-être la réponse qu’il y a aujourd’hui à formuler, à bas bruits, dans un environnement social qui accable tant de vies qui ne comptent pour rien mais qui tiennent à quelque chose malgré tout : un souffle, un élan partagé pour construire un espace de vie en commun à la fois soutenable et désirable.
La fragilité est une notion qui peut sembler au premier abord infra-conceptuelle. Elle traverse pourtant toute l’histoire de la philosophie et la spiritualité chrétienne, comme l’a montré un livre récent de Jean-Louis Chrétien. La problématique de la fragilité structure également un pan considérable du champ de la création contemporaine, sans doute dans la mesure où elle implique directement des questions liées aux déséquilibres écologiques qui affectent les sociétés contemporaines.
Il n’y va pas seulement, dans ce croisement disciplinaire, d’une simple préoccupation partagée pour un même thème de réflexion. Si la question de la fragilité est centrale aussi bien pour les domaines de la pensée humaine que dans le champ de la création, c’est parce qu’elle est une dimension fondamentale de notre humanité, et qu’à ce titre, elle infléchit directement le sens de notre expérience du monde, des autres et de Dieu. La fragilité n’est pas le fait de l’homme uniquement, elle touche aussi ses œuvres et détermine quelque chose du monde lui-même dans lequel il vit. Nous en avons fait l’épreuve à divers titres ces derniers mois et l’actuelle mise à mal de la diplomatie internationale continue d’en porter le témoignage douloureux, en nous rappelant que l’exercice de la force est toujours corrélatif d’une mise en exergue de la fragilité de nos modes d’existence.
L’horizon de cette recherche est donc simultanément existentiel et politique. Il vise à interroger la prégnance de la fragilité à plusieurs échelles : l’homme, les œuvres, le monde. L’art est sans doute le lieu où ces différentes échelles s’imbriquent le plus intimement. À ce titre, l’équipe de recherche émet l’hypothèse que la création artistique contemporaine permet de construire une réflexion sur la fragilité en embrassant simultanément ses enjeux existentiels et politiques, et en cela, de dire quelque chose de tout l’homme.
Le parcours vise à montrer, en compagnie d’artistes et de chercheurs principalement issus du champ de la philosophie et de la théologie, que la fragilité n’est pas un défaut ou le signe d’une carence qu’il convient de corriger. La fragilité est le lieu d’une dignité propre qu’il s’agit d’accueillir positivement, même si les formes d’existence qui lui sont afférentes peuvent se vivre sur le mode de l’épreuve ou sous le signe de la difficulté.
Trois axes de recherche
Trois axes de recherche vont structurer les rencontres entre artistes et théoriciens.
Axe 1
La fragilité comme dimension de l’existence elle-même
Dans ce premier axe, il s’agit de montrer comment un pan important de la création contemporaine, dans le champ du cinéma documentaire notamment, prend pour motif premier des modes d’existence pour lesquels s’exacerbe la dimension de la fragilité. Il s’agit de faire le constat de cette exposition de la fragilité humaine dans l’art, et de montrer comment elle communique avec des problématiques transversales, à commencer par celle de notre rapport à l’environnement. Cet aspect de la recherche vient donc prolonger, en s’y articulant nommément, au séminaire « L’Art et les formes de la nature » qui vient de s’achever.
Axe 2
La fragilité comme opérateur de l’acte de création
Ce second axe de réflexion vise à interroger certaines pratiques artistiques dont les modalités de mise en œuvre engagent directement un certain mode de la fragilité : la défaillance, qui est l’une des formes de la fragilité touchant aux objets techniques eux-mêmes, et qui de ce fait peut devenir un opérateur direct de l’acte de création. Certains artistes du champ des arts visuels notamment mettent ainsi en place des dispositifs qui reposent sur des dysfonctionnements générateurs de formes plastiques. L’œuvre devient ainsi le dépôt ou l’empreinte d’une fragilité en acte.
Axe 3
L’horizon politique de la fragilité
Cette présence de la fragilité comme motif d’une part, comme mode opératoire de l’autre, vise in fine à soutenir une réflexion sur son horizon politique. Elle vise également à réfléchir à la manière dont la considération de cette dimension – qu’elle touche l’homme, les œuvres ou le monde – invite à penser notre capacité à vivre ensemble ou à engager des collectifs impossibles autour d’actes de création. Il s’agit notamment dans cet axe de se situer dans la perspective ouverte par Fernand Deligny avec le film, Le Moindre geste, qui fait reposer l’acte de création sur la participation à un geste ouvert dans ses modalités de mise en œuvre, préfigurant d’une certaine manière ce que les politiques territoriales développeront largement sous le titre des ateliers de création.
Ces ateliers de création font souvent se rejoindre directement la fragilité comme motif et la fragilité comme moyen de réalisation en suscitant des communautés éphémères d’individus pour lesquels l’acte de création partagé peut induire une nouvelle perception de la manière dont nous pouvons être présents aux autres et au monde. Au-delà de ces pratiques de création, à la frontière de l’expression artistique et de l’action sociale, il est intéressant de développer une réflexion sur la manière dont ces gestes de création collective renouent peut-être avec la figure de l’atelier d’artiste, en exigeant une mise à nu des outils et des actes artistiques et en développant un mode de transmission situé.
Méthode
Le séminaire de 12 séances met systématiquement en jeu un artiste principalement mais pas exclusivement issu du champ de la création filmique contemporaine et un chercheur du champ des sciences humaines. L’enjeu des rencontres est à la fois de produire un moment d’intelligence sur une pratique artistique singulière et de nourrir une réflexion plus large sur la place de la fragilité dans le monde contemporain : ses traces, ses effets, les horizons qu’elle ouvre. Il s’agit aussi d’éprouver, dans le vif des rencontres, la manière dont la fragilité peut devenir un dénominateur commun et faire le lien entre des personnes venues d’horizons variés. Il s’agit donc de risquer des questions plutôt que de chercher des réponses.
À l’issue du séminaire, un colloque sera organisé pour relancer le fil des questions rencontrées et apporter de nouveaux éclairages, sur un mode qui répondra davantage aux usages académiques. Ce format permettra d’envisager rapidement la publication d’actes susceptibles d’être diffusés dans le milieu universitaire et apportera un jalon important à la recherche développée au cœur du Collège des Bernardins autour des formes filmiques contemporaines et de leur capacité à nourrir une réflexion sur des questions spirituelles.
Programme 2023
Jeudi 23 mars 2023
Projection du film Le Moindre geste (1971)
De Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel
Introduction par Jean-Baptiste de Beauvais et Rodolphe Olcèse
Présentation du film par Jacopo Rasmi (sous réserve)
Séance du 20 avril
Sarah Klingemann, cinéaste
Séance du 30 mai
Hicham Berrada, plasticien
Thématiques de recherche :
2020-2021
Jérôme Alexandre
Rodolphe Olcèse
2019-2021
P. Alberto Fabio Ambrosio
Nathalie Roelens
2019-2020
Jean-Baptiste de Beauvais
P. David Sendrez
2018-2020
Rodolphe Olcèse
2015-2016
Collège des Bernardins,
Centre Sèvres,
Institut catholique de Paris
2014-2016
Jérôme Alexandre
Rodolphe Olcèse
2011-2014