Crise, passer au crible
« Toute crise est une épreuve d’où peut jaillir une fécondité nouvelle. »
Depuis quelques décennies le mot crise résonne à nos oreilles dans une litanie où se croisent l’économie et la politique, le social et l’écologie, les cultures et les religions. Rien n’y échappe, de la crise existentielle passagère des individus aux guerres les plus meurtrières qui s’installent dans la durée. Excessif ou euphémique, ce vocable, par l’incertitude qu’il entretient, génère autant d’angoisse que d’espoir : une bonne « gestion de crise » pouvant ouvrir sur une bénéfique et prompte « sortie de crise ». François Hartog, dans Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, a proposé une analyse du rapport au temps qui sous-tend cette inflation de la notion de crise. Entre amnésie instantanée du passé et difficile modélisation du futur, nous vivons dans un présentisme toujours inadéquat et instable.
Mais la crise sanitaire internationale que nous vivons semble concentrer en elle toutes les crises et nous placer face à la plus tragique réalité. En médecine la crise est le paroxysme d’une maladie dont l’issue peut être heureuse ou funeste. Le mot vient du grec, de même racine que κρίνω (décider, juger), κρίσις signifie « discernement » et se retrouve dans le mot « critère ». Le latin crisis a repris ce sens et conservé dans le mot cribrum (crible, tamis) l’image originelle d’un tri opéré. L’idée d’être « passé au crible (כְּבָרָה) » est dans la Bible en Amos 9, 9. Et en Luc 22, 31 où Jésus dit : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ».
Delphine Horvilleur rappelle qu’en hébreu moderne le mot crise (משבר) se réfère à la table d’accouchement. Il y a une épreuve à traverser, douloureuse, mais d’où peut jaillir une fécondité nouvelle. Cette ambivalence existe aussi en chinois où le mot crise contient un caractère signifiant opportunité. L’intensité et l’étendue du drame actuel nous contraignent aujourd’hui à tout faire pour vaincre la menace immédiate ; mais aussi à trouver ensemble, dans les crises d’hier, les fondements d’un avenir à reconstruire dans l’Espérance.
Marie-Hélène Grintchenko, docteure en histoire, professeure au Collège des Bernardins
« Aussi longtemps que l’homme est capable de refermer le triptyque, l’espoir subsiste. »
Jérôme Bosch, triptyque du Jardin des Délices
Huile sur chêne, panneau central 190x175, volets 187,5x 76,5 1495-1505, Musée du Prado, Madrid
Dans le triptyque « le Jardin des Délices », Jérôme Bosch décrit l’humanité en crise, défigurée par le péché. Le panneau central, qui donne son nom au triptyque, représente l’humanité dans sa course folle vers la consommation, la jouissance immédiate, sans jamais trouver la satiété. La plus grande « impasse » humaine serait-elle d’oublier d’où viennent les bienfaits dont nous jouissons ? Bosch dépeint la pire des crises : celle de chercher par tous les moyens à combler le vide abyssal provoqué par ce rejet, sans jamais y parvenir. Les visages sont impassibles, ils n’expriment rien : la quête étourdie du plaisir n’apaise pas le désir profond du cœur. Le peintre décrit une humanité enfermée sur elle-même, qui tourne en rond, sans autre issue que la mort, représentée par l’enfer terrifiant du volet droit.
Pourtant, l’être humain a suivi le conseil divin : « Emplissez la terre et soumettez-la ». L’homme aurait-il oublié son bienfaiteur, présent sur le volet gauche ? Vers qui se tourner pour trouver le bonheur ? Cette crise du sens de l’existence illustrée sur le panneau central ne pourrait-elle être une opportunité pour le spectateur ? Par une prise de conscience, elle invite au discernement, source de fécondité nouvelle. Pour chercher ce qui demeure au-delà de ce qui passe, il faut refermer le triptyque : l’image du Dieu Créateur s’impose alors à nous. Le Dieu peint par Bosch est lumière dans l’obscurité. Aussi longtemps que l’homme est capable de refermer le triptyque, l’espoir subsiste.
Mélina de Courcy, diplômée de l’École du Louvre, professeure d’histoire de l’art au Collège des Bernardins.
« Crise de la philosophie ou philosophie de la crise ? »
C’est parce que notre civilisation est en crise que nous avons besoin peut-être plus que jamais de philosopher »
André Comte-Sponville
Comment la philosophie qui est création de concept peut-elle encore mobiliser les énergies du quotidien ? À quel titre pourra-t-elle contribuer au « monde d’après » ?