Entretien avec Etienne Klein
Concilier progrès technique et progrès humain
Il y a deux ans, Etienne Klein, physicien, docteur en philosophie des sciences, professeur à l'École centrale et directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au Commissariat à l’énergie atomique, était l’invité du Collège des Bernardins. A l’occasion de la Semaine de la science, nous vous proposons de relire l’entretien qu’il nous avait accordé sur la notion de progrès.
Que signifie sauver le progrès ? A-t-il été trahi ? De quoi a-t-il été victime ?
La critique du progrès n’est pas nouvelle. Mais elle semble acquérir une nouvelle ampleur qui se nourrit d’une méfiance à l’égard des perspectives qu’ouvrent les sciences et les technologies. Le prestige de la science a longtemps tenu au fait qu’on lui conférait le pouvoir symbolique de proposer un point de vue surplombant le monde. Elle semblait se déployer à la fois au cœur du réel, près de la vérité, et hors de l’humain. Cette image est aujourd’hui difficile à défendre. La science a fait irruption dans notre quotidien. Elle a mille et une retombées pratiques, diversement connotées, qui vont de l’informatique à la bombe atomique en passant par les vaccins, les OGM et les lasers.
Ici, ce qu’elle fait nous rassure. Là, ce qu’elle annonce nous angoisse. Mais une tendance générale se dessine : tout se passe désormais comme si les avancées accomplies dans l’étendue des savoirs scientifiques ou dans la puissance des techniques devaient se payer, chaque fois, de nouveaux risques ou de risques accrus – d’ordre sanitaire, environnemental ou encore symbolique – qui alimentent l’inquiétude et la défiance.
Ce qui m’impressionne, c’est moins la critique du concept que la disparition du mot progrès. Le sociologue Gérald Bronner s’est employé à retracer la diffusion du mot innovation au sein des discours. Celui-ci s’est imposé en un laps de temps rapide, en pénétrant de très nombreux secteurs de la société, au point de devenir un mot totem. Dans les années 1980, même si le mot existait, on ne parlait pas d’innovation mais plutôt d’invention, de découverte, d’application, de brevet, etc. Son usage se répand dans les années 1990 et connaît le succès que l’on sait. Dans le même temps, le mot progrès a connu un destin inverse : il a commencé par perdre sa majuscule dans les années 1970 avant que la fréquence de son usage ne décline. Le croisement des courbes relatives à la diffusion des deux termes intervient au début du XXIe siècle. Il est significatif de constater que c’est au cours des années 2007-2012 que le mot progrès a littéralement disparu des discours publics.
Comment un mot qui a été aussi structurant dans notre vision de la modernité a-t-il pu s’effacer aussi rapidement ?
Une réponse possible est de considérer que le changement n’est qu’apparent, que les deux termes – innovation et progrès – sont quasi synonymes ou se valent. En réalité, la rhétorique dans laquelle on enrobe l’innovation ne me semble pas rendre justice à l’idée de progrès.
Pour préciser mon propos, je renvoie au rapport de suivi du programme-cadre de recherche et d’innovation à horizon 2020 dont s’est dotée l’Union européenne, pour répondre aux défis auxquels elle doit faire face (le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, le vieillissement de la population…). En une cinquantaine de pages, ce rapport mentionne le mot innovation plusieurs centaines de fois, sans jamais prendre la peine de le définir. Comme s’il était l’évidence même. Si l’on veut éviter que l’Europe perde sa place ou s’efface, nous dit en substance ce rapport, il faut innover !
En d’autres termes, c’est l’état critique du présent qui sert à justifier l’innovation, non une certaine configuration de l’avenir. Une vision qui repose sur l’idée d’un temps corrupteur, au sens où, laissé à son libre cours, il ne pourrait que dégrader la situation. Or, l’idée de progrès s’appuie sur une tout autre vision du temps. Celle d’un temps constructeur, complice de notre liberté, permettant d’imaginer un futur désirable, attractif, crédible – et pas seulement utopique – et d’œuvrer à son avènement. Selon Kant, le progrès a quelque chose de « consolant » : il nous console des malheurs du présent en donnant un sens aux sacrifices qu’il oblige à consentir. Au nom du progrès, on pouvait en effet concevoir de se sacrifier dès lors que cela permettait à nos descendants de profiter de conditions de vie meilleures.
Si l’idée de progrès est aussi séduisante, comment en expliquer la disparition dans nos discours ?
Il faut certainement combiner plusieurs hypothèses pour être en mesure de répondre à cette question : est-ce parce que nous avons renoncé à une philosophie de l’histoire, autrement dit à une lecture qui lui donne un sens ? Ou est-ce parce que les nouvelles qu’on nous annonce sont trop sombres pour qu’on puisse se projeter dans le futur ? Et n’oublions pas que l’idée de progrès avait une dimension temporelle, bien sûr, mais aussi une dimension spatiale (au bénéfice des générations futures mais aussi de contemporains).
Sans doute est-ce cette deuxième dimension qui illustre l’échec de l’idéal du progrès : à l’échelle mondiale, les inégalités augmentent et nous peinons à voir où nous aurions progressé en « humanité » et en sagesse… Les pères fondateurs de l’idée de progrès seraient catastrophés de voir que des gens dorment dans la rue au bas d’immeubles cossus.
Pourquoi les décisions en matière de technosciences sont-elles si difficiles à prendre ?
Ce qui rend la situation délicate, c’est que nous sommes soumis à des informations scientifiques contradictoires. L’idée de progrès présuppose que le futur soit configuré d’une façon à la fois attractive et crédible. Or, aujourd’hui, cette possibilité n’est pas garantie. Si l’on avait à traiter uniquement la survenue du numérique, on pourrait créer une économie qui nous soulagerait des tâches répétitives afin de léguer à nos enfants un monde plus agréable. Mais si l’on tient compte des connaissances scientifiques dont nous disposons à propos de l’évolution du climat, de la biodiversité, de la biologie, de la raréfaction des ressources, du vieillissement des populations et de bien d’autres sujets, le monde qui s’annonce est plutôt inquiétant.
La tâche qui nous incombe désormais est d’effectuer un travail d’envisagement, consistant à déterminer ce que nous voulons en tenant le plus grand compte de ce que nous savons. Comment imaginer l’avenir, comment lui donner une figure en combinant nos désirs à nos connaissances ? L’exercice s’annonce difficile parce que nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge. Nous avons perdu les moyens de discerner facilement quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Qu’est-ce qui va survenir en prolongement de ce qui est ? Nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Mais comment savoir ce qui va se passer, si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ?
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