Prendre soin des mots

Ce que séparer veut dire


Constituant l’un des fondements de la République et de la démocratie, la laïcité tend à perdre en lisibilité. Son interprétation « républicaine » est mise à mal et le mot pose question. Le président de chambre honoraire à la Cour des comptes, Jean Picq, revient sur ce que la loi votée le 3 juillet 1905 et promulguée le 9 décembre de la même année, a entendu opérer : une séparation.

« Séparer », dit Le Robert, c'est « faire cesser de former un tout », « dénouer des liens ». C'est bien ce que la loi du 9 décembre 1905 qui fonde notre régime de laïcité a entendu opérer : refus de l'alliance du Trône et de l'Autel de la monarchie (que résumait l’adage « une foi, une loi, un roi »), dénonciation du Concordat napoléonien (et des liens que traduisaient la rémunération par l’État des ministres des cultes ou le serment de fidélité prêté par les évêques[1]), séparation des Églises et de l’État. Encore faut-il apprécier ce que séparer veut dire.

Séparer, c’est en premier lieu établir une frontière interdisant aux religions d’interférer dans les décisions politiques et aux responsables politiques (on paraît souvent l’oublier) d’intervenir dans l’organisation et les règles des religions. Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, résumait bien les choses en déclarant aux députés : « En la votant, vous ramènerez l’État à une juste appréciation de son rôle et de sa fonction (...) et vous aurez accordé à l’Église ce qu’elle a seulement le droit d’exiger, à savoir la pleine liberté de s’organiser, de vivre, de se développer selon ses règles et par ses propres moyens, sans autre restriction que le respect des lois et de l’ordre public ». 

Afin d’assurer la paix civile, séparer implique par voie de conséquence la neutralité de l’État et des agents publics. « L’État doit tenir tous les cultes dans sa juste balance pour qu’ils ne troublent et qu’on ne les trouble » affirmait l’abbé Grégoire devant la Convention. Aujourd’hui encore, on ne saurait mieux dire.

Séparer, c’est accroître les libertés. Loi libérale, la loi de 1905 promeut deux libertés fondamentales – la liberté de conscience et le libre exercice des cultes – que la Convention européenne des droits de l’homme complète par la liberté de religion[2]. La seule limite à leur exercice est le respect de l’ordre public. Selon l’article premier de la Constitution, la République laïque assure l’égalité de tous devant la loi « sans distinction de religion » et « respecte toutes les croyances ».

Elle n’oblige pas le citoyen à choisir entre sa foi et son appartenance civique. L’homme est un : il serait dommageable qu’il se prive dans sa liberté de citoyen du soutien que lui donnent ses convictions et sa foi et, dans sa liberté de croyant, de la lumière que procure la confrontation des opinions dans l’espace public. Cette liberté est un trésor qui permet de s’affranchir de toute domination politique, cléricale ou communautaire.

Séparer enfin, ce n’est pas interdire toute relation (comme des parents séparés en ont pour la vie de leurs enfants). Le chef de l’État reçoit chaque année les vœux des responsables religieux. Ces derniers par leurs institutions représentatives dialoguent avec les pouvoirs publics sur de multiples sujets. Et dans l’espace public, les religions font entendre, aux côtés des grands courants philosophiques, leur voix singulière. En puisant dans leurs textes et leurs traditions, elles peuvent aider à discerner les enjeux du présent et à dissiper les peurs, qu’il s’agisse de l’accueil des réfugiés, de la solidarité à l’égard des plus pauvres ou des questions éthiques touchant à la vie et à la mort.

Politique et religion suscitent des passions qui peuvent déboucher hélas sur la violence. Mais leur vocation est d’abord la paix. Religion vient du latin religare (ce qui lie les hommes entre eux) et politique renvoie à la polis, à la vie commune. Il y a une dimension religieuse de la politique que l’on ressent quand une nation éprouvée se rassemble et une dimension politique de la religion qui apparaît quand des femmes et des hommes trouvent dans leur foi la force d’agir pour la justice et de s’opposer à la violence. Injonction évangélique, l’exigence de fraternité est une valeur de la République.

Jean Picq, président de chambre honoraire à la Cour des comptes

Article paru dans « Démocratie : Attention fragile ! », Magazine du Collège des Bernardins, Printemps 2017, pp. 10-11.


[1]« Je jure et promets à Dieu de garder obéissance et fidélité au gouvernement (...) » article 6.

[2]Article 9 de la convention : « toute personne a droit à la liberté de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».