Entre la liberté et l’acte se tient l’habitude
« Est-ce l’homme qui possède l’habitude ou l’habitude qui possède l’homme ? »
Dérivé du latin habere, « avoir en sa possession ». Mais est-ce l’homme qui possède l’habitude ou l’habitude qui possède l’homme ? Nos habitudes, bonnes ou mauvaises, ancrent dans notre nature la répétition de nos actes passés. A force de fumer, je deviens fumeur. A force de jouer des gammes, je deviens pianiste. Ainsi les habitudes sont-elles le fruit de notre liberté, qu’elles peuvent soutenir ou contrecarrer. Entre la liberté et l’acte se tient l’habitude qui facilite l’acte jusqu’au réflexe et qui, en retour, est renforcée par lui. Il est pénible d’acquérir des bonnes habitudes (les vertus), plus pénible encore de renoncer à des mauvaises (les vices).
L’habitude révèle la prodigieuse capacité de l’homme à se forger lui-même. Certes, nous venons tous au monde avec un bagage génétique que nous n’avons pas choisi, redoublé par une éducation qui nous a été imposée par nos parents et notre culture. Mais notre liberté reprend tout cela, le confirme ou l’infirme, et avec le temps, inscrit dans notre être le plus profond ce que nous avons voulu dans notre irréductible singularité. Par l’habitude, je deviens l’enfant de mes actes ou le créateur de moi-même, selon le point de vue.
La doctrine catholique exprime la grâce du Christ dans le langage de l’habitude (habitus infus). Quelle heureuse nouvelle ! La grâce n’enchaîne donc pas notre liberté mais elle est ce que notre liberté peut toujours reprendre pour se l’approprier et l’intérioriser. « Dieu nous a créés sans nous, il n’a pas voulu nous sauver sans nous » (Saint Augustin, serm. 169).
Florent Urfels, docteur en théologie et en mathématiques, professeur au Collège des Bernardins
« Un voyage intérieur avec Rembrandt »
La prophétesse Anne lisant la bible
Rembrandt, 1631, Huile sur toile, 60x48 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
Ce tableau de petit format représente une vieille femme pieuse lisant un livre, peut-être les Écritures. Serait-ce la prophétesse Anne, veuve, âgée de 84 ans, habituée du Temple, dont parle St Luc ? Le peintre lui aurait donné le visage de sa mère usant ses derniers yeux au déchiffrement de la parole. Le verbe, comme un flot, s'échappe de ses mains : il la transporte au-delà des contingences de son vieux corps buriné par les travaux des jours. Sa posture absorbée, son insouciance du monde extérieur, révèlent un acte routinier. La parole, elle la sait par cœur. Elle est transfigurée à son insu par cette habitude qui la possède autant qu’elle la caractérise. Qu’importent la vieillesse et l’usure de ses yeux qui l’isolent et l’emmurent ! Elle vit un voyage intérieur dans la bible, dépassant toutes les limites de son âge, dans la verdeur d’une jeunesse éternelle. Libre.
Cette source d’expériences nouvelles dépasse toutes ses finitudes. Elle effleure de ses doigts gourds la lumière du règne qui n’a pas de fin. Et qui l’embrase jusqu’aux replis de son manteau, dans son dos. Dans nos vies quotidiennes, nos mains nous disent autant que nos visages. Cette main parle par son silence, qu’inonde de lumière un océan de rides. Cette main écoute la page d'une patience qui attend. C’est à la patience que se mesure l’amour, dans ce temps de confinement dont on ignore la fin. Quelle « immunité » Rembrandt décrit-il ? Celle de s’habituer à la réalité la plus essentielle, qui n’est pas toujours visible.
Mélina de Courcy, diplômée de l’École du Louvre, professeure d’histoire de l’art au Collège des Bernardins.
Pour aller plus loin
Liberté ou licence ?
Si l’habitude de l’homme révèle sa prodigieuse capacité à se forger lui-même, sa dignité exige qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle. Ce que la situation actuelle nous rappelle, c’est qu’il n’y a jamais de liberté sans conditions. Si le confinement offrait l’occasion de méditer sur le sens de la liberté ?