Magazine du Collège des Bernardins été 2020
Kénose de la mode : vers un vêtement plus éthique ?
La mode peut-elle devenir plus éthique sans perdre de sa superbe ? C’est la voie qu’explore le père Alberto Fabio Ambrosio à travers l’idée d’une kénose de la mode. Théologien et historien des religions, il codirige au Collège des Bernardins, avec Nathalie Roelens, le séminaire « Revêtir l’invisible : la religion habillée ».
Au courant dominant de la fast fashion s’oppose celui de la modest fashion : une mode plus proche de la Terre, empreinte d’une humilité qui n’entache en rien sa splendeur - © Nicolás Boullosa
La mode est tout sauf vaine, superficielle, éphémère ou encore futile. Un simple coup d’œil sur les chiffres d’affaires qu’elle engendre suffit à s’en persuader. Aucun domaine ne lui est étranger – pas même les sciences ou les religions – et tous, à son contact, s’en trouvent modifiés. Mais le secteur, largement dominé par le courant de la fast fashion – on porte et on jette – est l’un des plus polluants au monde. Fabriquer un simple jean réclame entre 70 et 100 mètres cubes d’eau. De quoi rougir de honte à chaque fois qu’on en achète un.
Que la mode doive opérer une conversion est une évidence aux yeux de bien des consommateurs. En soulevant de plus en plus de questions éthiques sur ses retombées écologiques, économiques, identitaires ou sociales, le courant émergeant de la modest fashion interroge le système capitaliste. Ses préoccupations se rapprochent de celles qu’exprime le pape François dans l’encyclique Laudato si’ et nous rappellent que le rapport au vêtement n’est en rien dénué de spirituel.
De l’apparat au dépouillement : mode religieuse et Dieu de la mode
Les religions ont fait varier du tout au tout leurs positions face à la mode au fil des siècles. Il suffit de voir l’histoire du christianisme : à l’ascétisme et au principe de modestie ont fait pièce le faste et l’ornementation qui viennent enrichir une certaine iconographie religieuse autant que les habits sacerdotaux.
Le concile de Trente a proclamé la nature solennelle de l’ostentatoire ecclésiastique, mais d’autres figures éminentes comme Tertullien ou Thomas d’Aquin ont défendu une éthique de la sobriété. Quoi qu’il en soit, ces positionnements contraires n’empêchent pas les religions d’avoir aujourd’hui leur mot à dire en matière d’éthique de la mode, et surtout de pratiques vestimentaires respectueuses de la planète. Les religions, et je pense d’abord à la foi chrétienne et à sa pratique, peuvent apporter des éléments de fond à une réflexion sur la nature de la mode ou le tournant qu’elle doit prendre face à la crise écologique.
Si la mode a ses dieux, rien n’empêche d’af¬firmer que Dieu est aussi le Dieu de la mode. Un vêtement, la Bible nous l’apprend, est une deuxième peau : on ne peut pas le jeter comme si de rien n’était. Si on le jette, c’est qu’il n’est jamais devenu notre deuxième peau. Dieu lui-même, au moment où Adam et Ève découvrent leur nudité à la suite du péché originel, confectionne pour ses créatures des tuniques de… peau. Si bien que le vêtement, en quelque sorte, est aussi la création de Dieu.
Mon premier essai théologique sur le vêtement et la mode (à paraître, ndlr) désigne en Dieu le triple couturier ou tailleur : il nous habille au moment de la découverte de la nudité, il nous refait un vêtement à notre baptême et pour finir nous taillera sur mesure le vêtement de noces des élus de l’Apocalypse. Ces enseignements de la foi nous donnent de quoi réfléchir à ce qu’est devenu notre rapport au vêtement et à la mode dans le système consumériste.
L’émergence d’une mode plus humble
Le courant de la modest fashion somme la mode de se convertir. Une conversion dont la nécessité est évidente aux yeux de bien des consommateurs, surtout parmi les jeunes que la question écologique concerne au premier chef. Depuis quelques années, cette mode alternative gagne des adeptes. Ceux-ci apportent un soin croissant à l’achat de vêtements respectueux de la planète, quand ils ne préfèrent pas le troc, tendance dérivée du goût pour le vintage ou le rétro. Ils s’apparentent presque, en cela, aux générations précédentes, celles qui avaient vécu la guerre et avaient appris à ne pas consommer des vêtements comme incite à le faire la fast fashion. Le mouvement se rapproche de l’ascétisme, de l’humilité ou du dépouillement qui caractérisent le courant incarné, entre autres, par saint Thomas d’Aquin.
Une kénose de la mode
La nécessaire conversion de la mode peut être appréhendée par une analogie avec la kénose : Dieu qui s’abaisse à travers le Christ pour revêtir l’humble condition de l’homme. Métaphoriquement, la kénose de la mode se manifeste dans l’idée qu’une touche de sobriété n’entame en rien la splendeur. Les grands cabinets d’études des tendances ont proclamé, depuis quelques années déjà, l’ère de la contre-mode. Il ne s’agit plus de mode en tant que possibilité de s’habiller de manière conforme à sa propre identité, mais en tant qu’il est essentiel de respecter du même coup son identité profonde, celle des autres et celle de la planète.
En octobre 2018, l’exposition « Heavenly Bodies » du Metropolitan Museum of Art (MET) de New York a exploré les liens entre la mode et la religion. En quelques mois, l’exposition a attiré plus de 1,6 million de visiteurs - © Regan Vercruysse
Dans le manifeste antimode de l’un de ces cabinets d’études, il est écrit en toutes lettres que l’avenir de la mode réside dans l’échange, dans les boutiques plus intimes, et non dans la fast fashion. Entre le luxe et la consommation incessante, tout le système nécessiterait une kénose, un abaissement non pas pour rabaisser la splendeur légitime des tissus, des vêtements conformes à la mode, mais pour les rendre plus vrais, davantage liés à notre histoire d’humains.
Une mode qui relie les humains et la planète
Lorsque saint Thomas d’Aquin commente la prière du Notre Père en 1273, il précise bien que le mot humilité renvoie étymologiquement à humus, ce milieu vital qui a besoin de tout et de l’intervention de tous pour être fécond et porter du fruit. Il en va de même de la mode : elle a, pour exister, autant besoin de la planète que des hommes et des femmes, celles et ceux qui la créent et l’utilisent. Les êtres humains devraient apprendre davantage à habiter/habiller cette Terre, à sentir qu’ils forment un tout avec elle.
Habiter la Terre, descendre vers elle signifie – de manière certes métaphorique – la laisser s’habiller d’elle-même, la respecter, privilégier les matières qui ne la polluent pas ni ne l’exploitent. Ce n’est pas un rêve, car les nouvelles générations seront impitoyables dans le choix des matières, des tissus, des pratiques respectueuses de la planète. Les grandes maisons, même celles qui sont spécialisées dans le luxe, ont entendu cet appel et essaient d’y répondre.
C’est de cette kénose envers la planète qu’il s’agit. En opérant cette conversion éthique, la mode s’humilie : elle prend acte de sa dépendance à la Terre et de sa responsabilité envers elle comme envers les sociétés humaines. Et la planète récompensera ceux et celles qui l’auront habitée et habillée avec le plus de respect.
P. Alberto Fabio Ambrosio, professeur de théologie et d’histoire des religions